Germaine Richier, sculptrice
"La montagne", bronze, 1956. 1,85 m de haut, 3,3 m de large. - Giraudon
Organisées autour du vide, les œuvres puissantes et fragiles de Germaine Richier, restée dans l’ombre de Giacometti, en font l’un des plus grands sculpteurs du XXe siècle.
Une œuvre mystérieuse que La Montagne.
Germaine Richier l’acheva en 1956, trois ans avant sa mort. On y voit
deux personnages – ou du moins deux formes complexes, l’une obèse et
l’autre décharnée – en train, semble-t-il, de s’affronter. A droite,
l’être corpulent est creux comme une vasque – Nardone, vieillard de
88 ans, ancien modèle de Rodin, a posé pour le dos. Deux larges trous
en guise d’yeux percent son visage, lui aussi creux, et proche, par la
liberté animant sa déformation, des dessins des petits enfants. A
gauche, l’être squelettique se situe au croisement du végétal, de
l’animal et de l’humain. Plus anguleux, plus tortueux (ou torturé ?)
aussi. Entre eux, le bras et la jambe de l’obèse, fins et exagérément
longs, tiennent à distance l’agressivité de l’efflanqué. Et si ce
dernier repose sur le sol par quatre points de contact disposés en
cercle, un pied massif et disproportionné offre une assise solide à la
résistance du premier.
La Montagne est une sculpture bouleversante – le mot n’est pas trop fort. Jean Paulhan y voyait « l’œuf du monde »,
le lieu de l’origine en quelque sorte. D’autres interprétations sont
venues l’enrichir, la plupart mythologiques. Ainsi l’écrivain René de
Solier, dernier époux de Germaine Richier, y reconnut Yggdrasil,
l’arbre de vie scandinave reliant le ciel à l’enfer, au pied duquel une
source abreuvait les dieux. Pour d’autres, ce fut une illustration de
la relation qu’entretenait l’artiste avec la nature. Quoi qu’il en
soit, une chose est sûre : deux êtres fantastiques (ce sont les mots de
l’artiste) s’empoignent, l’un anthropomorphe, ventru, gigantesque et
pourtant apeuré, et l’autre de forme entomologique, petit, sec, fin,
mais nerveux et batailleur.
Il y a là, à l’évidence, plutôt qu’un
homme et une femme, du masculin et du féminin, mais répartis entre les
deux figures : si l’obèse est un titan pourvu d’un ventre matriciel, le
petit est une espèce de mante armée comme un soldat. Germaine Richier
parlait d’hybrides, mot qui peut aussi caractériser sa sculpture à
partir de 1945, tant par son aspect technique que par son sujet. Ainsi,
dans cette œuvre imposante (1,85 m de haut et 3,3 m de long), l’artiste
incorpore au modelage des branches d’arbre et de petites souches
ressemblant à des os recueillies sur la plage des
Saintes-Maries-de-la-Mer. Quant aux personnages, on retrouve dans
l’agresseur le souvenir de La Mante (1946) et de La Fourmi (1953), et dans l’agressé celui des grandes figures auxquelles Nardone prêta son corps : L’Ogre (1949), Le Pentacle (1954) ou L’Orage (1947-1948).
Sur
les photographies, Germaine Richier sourit rarement. Coiffée au carré,
vêtue sobrement, elle affiche un visage sérieux, tourmenté, concentré.
Ses amis, empruntant le nom de l’une de ses œuvres de 1949, la
surnomment l’Ouragane. « Le matin, elle se jetait dans son atelier
comme un être se jette dans la mer parce qu’il en a besoin. La matière
sculpture était sa raison d’être, il n’y avait rien d’autre », dit
l’écrivain Dominique Rolin (1). Née en 1902 à Grans, dans les
Bouches-du-Rhône – et non en 1904 comme elle le prétendait par (une
rare) coquetterie –, elle suit un parcours banal à l’Ecole des
beaux-arts de Montpellier, et entre dans l’atelier de Bourdelle en
1926. Elle y apprend, jusqu’à la mort du maître, en 1929, la sculpture
d’après modèle vivant, à laquelle elle restera fidèle toute sa vie.
Elle y croise aussi Alberto Giacometti, qui, ayant étudié dans
l’atelier entre 1922 et 1925, passe de temps en temps saluer son vieux
professeur. Mais le sculpteur suisse ne sera jamais pour autant un ami
et appartiendra, selon Germaine Richier, à « l’autre clan ».
Il
y a eu beaucoup de littérature autour de ces deux monstres sacrés de la
sculpture, certains accusant Richier d’avoir emprunté à Giacometti (ce
qui est exact), d’autres prétendant le contraire (ce qui est aussi
exact) – il aurait été tout de même surprenant que deux artistes de
cette dimension, et pratiquement du même âge (Giacometti est né en
1901), ne s’influencent pas. Mais en 1929, contrairement à Giacometti,
Germaine Richier reste indifférente au surréalisme et préfère la
méthode classique de Bourdelle : la triangulation. Cette technique
consiste à tracer sur le corps du modèle des lignes et à les reporter,
à l’aide d’un compas et d’un fil à plomb, sur la terre. Les premières
œuvres (Buste du Christ, 1931 ; Loretto, 1934 ; La Régodias,
1939) sont donc très figuratives, mais bientôt le compas dévie, les
corps et les visages se déforment, les surfaces se troublent.
« Toutes mes sculptures, même les plus imaginées, partent toujours de quelque chose de vrai, d’une vérité organique, dit Germaine Richier. L’imagination
a besoin de départ. On peut ainsi déboucher de plain-pied dans la
poésie. J’invente plus facilement en regardant la nature, sa présence
me rend indépendante. » L’invention est ici une déformation ou,
pour reprendre un de ses mots, une transformation. L’artiste
expérimente, comme Bacon en peinture, en défigurant – l’extraordinaire
variété des têtes de ses sculptures en témoigne. Elle cherche, d’abord
impressionnée par les empreintes des corps calcinés de Pompéi. Puis
elle organise peu à peu sa sculpture autour du vide, autour de ce que
Georges Limbour appelait « une matière plus subtile », et
c’est là sa grande contribution à l’art de son siècle. Elle modèle le
corps plein avant de le creuser, de le griffer, de le déchirer, afin,
dit-elle, qu’il ait « un aspect changeant et vivant ».
Parce
que les sculptures de Germaine Richier vivent. D’ailleurs, elle leur
parle et s’inquiète de leur humeur lorsqu’intervient un changement dans
l’atelier. « Devant une sculpture de Germaine Richier, tu sens que c’est interne, exactement comme devant une personne vivante », disait César, qui vénérait son aînée. Face à La Grande Mante
(1946), à cet insecte géant doté de seins de femme, le spectateur
ressent un mélange d’admiration et de crainte. Il y a la gracilité des
pattes (ce qui influencera les Araignées de Louise Bourgeois)
et la violence contenue exprimée par les tensions du modelé, quelque
chose de fragile et de puissant, vivant et morbide, qui nous tient à
distance. Il y a nous.
Germaine Richier, durant sa brève carrière,
connut un succès international. Mais depuis sa mort, l’ombre de
Giacometti semble s’être déposée sur son œuvre. Aucune rétrospective
n’a été organisée dans un musée français – seule la Fondation Maeght
lui rendit hommage, en 1996 – et aucune monographie n’a été publiée.
Elle est pourtant, avec Giacometti, Henry Moore et son ami l’Italien
Marino Marini, l’un des plus grands sculpteurs du siècle passé. L’Orage, L’Ouragane, L’Eau (magnifique
corps de femme fait à partir d’une amphore, 1954), l’extraordinaire
Griffu (ce diable hurlant, qui étire devant lui un fil dessinant une
forme abstraite géométrique, 1952), La Tauromachie (1953), Le Grand Echiquier (1959) ou Le Diabolo (1950) sont des œuvres majeures de l’histoire de la sculpture. Et puis il y a La Montagne, et devant elle la gorge se noue, les yeux s’embuent, mais ce sont des larmes douces comme une consolation. « Plus je vais, plus je suis certaine que seul l’humain compte », écrivait Germaine Richier.
Télérama, décembre 2006